L'initiation

Juillet était terminé avec son temps détestable. On avait enfin le temps d'été stable que nous promettait le mois d'août.
C'était le début de l'après-midi, à moins de 3 heures de la marée haute. Je venais de m'installer sur un ponton du port. Comme j'avais eu la flemme d'aller chercher des vers, j'avais décidé de pêcher au vif ou au morceau de poisson, une mitraillette à perles me permettant de prendre quelques sardines, éperlans ou lançons.

Je n'avais encore rien pris lorsque j'ai entendu leurs pas sur le ponton, un couple d'estivants avec leur gamin. Au moment où ils arrivaient à ma hauteur, j'ai pris deux éperlans d'un coup. Le gosse s'est arrêté net et a regardé fixement les poissons, comme fasciné par ces bestioles brillantes et frétillantes d'à peine dix centimètres. Le père m'a demandé :
- C'est quoi comme poisson ? Et la conversation s'est engagée. J'ai repris une sardine tout en discutant et le regard intéressé du gosse m'a incité à lui proposer de pêcher. J'ai accompagné ses gestes, l'aidant à lancer puis à dandiner près du bord. En quelques secondes il a remonté une sardine. Il trépignait de joie en interpelant ses parents :
- Maman, papa ! j'ai pris un poisson. J'ai pris un poisson...
Les parents ne cachaient rien de leur étonnement devant le succès si rapide de leur petit.
- Je veux pêcher ! Je veux pêcher ! répétait-il en criant.
- Tais-toi, tu vas faire fuir les poissons, lui ordonna sa mère.
Le père a jeté un coup d'œil intéressé à ma canne, une petite canne à lancer léger, une des seules que j'ai conservées de mon matériel de pêche en eau douce lorsque j'ai déménagé pour m'installer en Bretagne.
- Ça vaut cher une canne comme ça ?
J'ai compris que l'enthousiasme du gamin avait décidé son père à lui acheter le matériel. Je ne me suis pas attardé sur le prix de ma canne et du moulinet.
- Vous pouvez trouver du matériel plus simple et aussi efficace au Comptoir de la mer pour une vingtaine d'euros.
Je venais de finir de convaincre les parents.
- Oui, mais je n'y connais rien, m'a lancé le père.
J'ai demandé à mon pote Pierrot qui pêchait un peu plus loin de veiller sur mon matériel et j'ai proposé au père de l'accompagner au magasin tout proche.
La maman nous a attendus en s'installant avec le petit sur un des bancs qui bordent le quai.
Moins d'une demi-heure plus tard, le gosse avait entre les mains une petite canne au coup de 3 mètres sur laquelle j'avais monté une mitraillette. Le papa avait suivi mon conseil en achetant une deuxième mitraillette que la maman fourra dans son sac de plage.
Le gosse a pêché plus de deux heures à mes côtés. Les débuts furent un peu difficiles, surtout pour décrocher les poissons. Comme tous ceux qui n'ont jamais touché un poisson vivant, il eut de nombreux mouvements de recul dès que les poissons se débattaient au contact de sa main. Le père voulant l'aider n'y échappa pas et je crois qu'il eut un peu honte de son réflexe que je fis semblant de ne pas voir.
Dire que Nathan prit autant de poissons que moi serait exagéré ; mais il en prit, de nombreux. Il descendait sa mitraillette et la dandinait de mieux en mieux, écoutait mes conseils, observait mes gestes sous les regards admiratifs de ses parents. Parfois il s'éclipsait pour rejoindre sa mère et boire un coup, puis revenait en courant, tout excité.
Au moment de nous séparer, après les remerciements des parents, Nathan m'a promis de revenir. Je n'avais pas prévu de pêcher le lendemain, alors nous nous sommes mis d'accord pour nous retrouver au même endroit le surlendemain. Puis ils sont partis l'air ravis tous les trois avec la friture d'éperlans et de sardines.

Ils sont arrivés avant moi et m'attendaient sur le quai. C'est quand le père m'a tendu la main pour me saluer que j'ai remarqué que dans l'autre main, il n'avait pas une canne, mais deux. J'ignore si c'est le petit qui a insisté pour que son père s'y mette ou si le père l'a fait spontanément, mais aujourd'hui, je suis sûr que les deux sont mordus. J'ai montré au père comment monter le matériel afin qu'ils puissent pêcher en mon absence. Et ils le firent, souvent.
Sur mes conseils, ils vinrent aussi sur le ponton tout proche de chez moi, à l'écart des turbulences estivales du quai. Je les voyais de mon balcon et je leur faisais des signes avant de les rejoindre pour pêcher avec eux ou simplement en promeneur.
Florian, le père, m'a demandé des conseils avant d'acheter un bouquin sur la pêche en mer. Il aimerait bien pêcher autre chose que la friture à la mitraillette. Ça sera pour l'année prochaine.
La veille de leur départ, lorsque nous nous sommes dit au revoir et donné rendez-vous l'année prochaine, Nathan, m'a sauté au cou et m'a donné un baiser aussi tendre que celui de mes petits-enfants avant de me tendre fièrement un dessin. Ce dessin au feutre représente deux pêcheurs, un grand et un petit, et des poissons, beaucoup de poissons, des poissons de toutes les couleurs, des poissons partout, même dans le ciel. Je lui ai dit :
- C'est papa et toi !
- Non, c'est toi et moi.
Je ne sais pas comment le papa a vécu le fait d'avoir été écarté de la scène du dessin, mais il a souri ; la maman aussi. En repliant le dessin avant de les quitter j'ai remarqué une adresse de courriel au verso. J'ai promis de leur écrire en attendant de les revoir l'été prochain.

C'est ainsi qu'un après-midi d'été, dans un port de Bretagne, un père et son fils, ignorant tout de la chose halieutique sont devenus pêcheurs.