Souvenirs de pêche

Mes pas écrasaient, dans la fraîcheur du jour nouveau, les herbes folles qui jonchaient les abords de la rivière, mouillant de la rosée du matin, mes cuissardes de pêcheur. Le soleil pointait déjà à travers les arbres qui dominaient les libres méandres de cette eau séculaire. Mes yeux de campagnard ne laissaient rien au hasard et j’apercevais, ça et là, de multiples oiseaux qui commençaient leur journée en s’envolant à chacune de mes approches pourtant silencieuses. Entre le martin-pêcheur au cri strident, le râle d’eau apeuré par mon passage, une aigrette garzette aux pas de danse, je ne me sentais pas seul au milieu de cette nature en éveil. Qu’il était bon, en ce matin d’été, de cheminer dans un silence naturel que chaque habitant de ce lieu troublait de son chant différent! Je me faufilais entre les obstacles des arbres, ronces ou orties, tantôt la canne en l'air et à d'autres moments, horizontale, cherchant un passage que je distinguais au fur et à mesure de mon avancée.
J’entendais, de plus en plus proche, la rumeur de la rivière, ma rivière, celle que je connaissais depuis ma plus tendre enfance, celle qui m’avait formé à la pêche, mon eau créatrice de souvenirs tant émouvants. C’est là que j’avais appris de mon père, la pêche à la mouche. Quel début d’aventure ! Et quelle patience de mon père ! Il m’emmenait, chaque matin de vacances, sur un large plat de verdure se trouvant un peu plus bas, pour faire de moi un pêcheur averti. Combien de fois j’ai du me faire fureur pour sortir de mon lit à l’aurore ! Mon père était un lève-tôt et ne voulait jamais perdre une minute quand il partait à la pêche, muni de tout un attirail spécifique. Alors que moi, je rêvais de cow-boys et d’indiens, dans les étendues californiennes. Une musette avec le casse-croûte et nous partions comme des pionniers, lui, l’air assuré et vainqueur, moi, encore dans la torpeur du sommeil. Les heures qui suivaient étaient moins romantiques et souvent amenaient une douce colère entre nous. Le geste pour fouetter devait avoir le rythme parfait pour la longueur de soie déployée. Et moi, avec mes huit ans, mon bras se tétanisait lorsque le bout de chiffon, en guise de mouche, commençait à atteindre les six mètres de distance. A l ‘époque, je ne pêchais que sur terre ! Après une heure d’étude particulière, je suivais mon père au bord de la rivière et là, il m’apprenait le sens de l’eau, les caches des truites, à observer avant de foncer comme pour une ruée vers l’or. Non ! Cet or était plus précieux que le vrai car il nourrit encore ce jour, ma mémoire d’enfant. Alors, je l’observais, déployant la soie dans des gestes pouvant rappeler une danse, son bras étant un métronome pour un musicien en herbe, comme moi. Dans la lueur du soleil, au milieu des insectes déjà nombreux, la soie volait, aussi légère qu’une brise. Elle fendait l’air en souplesse pour enfin se poser sans un bruit, là où mon père l’avait décidé. De temps à autres, il lançait vers moi un œil guilleret accompagné d’un sourire rempli de connivence. si mon père commençait à fouetter, c'est qu'il avait déjà repéré un poisson, quand moi je ne voyais que de l’eau. Sa canne en bambou refendu venait de son père et m’était destinée comme une sorte de survivance de ces temps lointains, même si aujourd'hui, ma canne est en carbone et le bambou accroché dans mon garage, époussiéré souvent pour qu'il garde toute sa splendeur. Quelques lancées et d’un coup, la soie se tendait, un nouveau remous naissait et après quelques instants, il tenait, fier devant moi, une truite. J’étais ébloui par cet art que je commençais tout juste à deviner.
C’était il y a longtemps, au moins quarante ans. Mon père disparu, je sens encore sa présence à coté de moi, comme s’il avait encore quelques conseils à me donner, pour me guider chaque matin de pêche, le long de la rivière, pour me dire tous les mots qu'un père doit à son fils.
L’arbre, celui qui définissait l’endroit où nous mangions, est toujours là ! Un saule aux branches fournies dont certaines pendent jusqu’ à l’eau alors que les autres fournissent un abri au dessus d’un tapis d’herbe. A chaque sortie, je savoure mon casse-croûte, et je parle à cet arbre, comme à un vieil ami qui a connu toute ma jeunesse, le seul à qui je confie tous mes secrets. Heureusement que personne ne m'écoute car on risquerait de me prendre pour un hurluberlu ! Mais je l'aime tant, ce compagnon qui laisse parfois goutter quelques larmes avec moi lorsque mes récits sont trop nostalgiques.
J’avais observé, la veille, un endroit spécifique et avais déniché la cache d’un beau poisson, qui gobait assez rarement et sans bruit. Je pressentais un beau spécimen de sauvage dans ce courant bien délimité, entre une roche à peine émergeante et une grosse branche cassée d’un chêne qui tombait dans l’eau, près de la berge. Environ douze mètres de distance et un passage étroit pour laisser passer la mouche ! Un défi à relever ! Beaucoup d’éphémères ce matin tournoyaient avant de se poser sur la nappe en éternel mouvement. J’approchais, dans un silence digne d’un apache, l’endroit propice pour déployer ma soie sans trop de problèmes. Une ouverture arrière entre deux arbres pouvait me permettre de fouetter. Pas de vent, le soleil levant dans le dos, j’avais quelques chances de pouvoir accrocher cette beauté aquatique.
Je me trouvais à présent quelques mètres en dessous du poste de la belle, immobile comme un arbre mort et pourtant aux aguets, sans perdre la moindre miette du mouvement de l’onde.
Un gobage ! Elle était encore là, fidèle à son poste de vie, insouciante dans son univers de fraicheur. Oui, assurément, c’était un beau poisson qui narguait mon égo.
Après avoir analysé les mouches qui volaient, j’en choisis une dont la ressemblance était optimum. J’avançai lentement, en troublant le moins possible la surface, sans déraper sur un caillou, pour avoir moins de distance entre mon adversaire et moi.
Plusieurs minutes me furent nécessaires pour restreindre la distance à huit mètres environ. Calé, immobile, la canne haute, la soie déjà un peu sortie du moulinet, j’attendais le moment propice pour commencer ce mouvement rituel qui me donnait à chaque fois des frissons de joie.
Ca y est ! Elle vient encore de monter, la brave ! Pas inquiète pour un sou ! Je débute mon lancer, en mouvements précis. La mouche vole alors comme une vraie éphémère virevoltant dans le ciel clair. Je n’aurai pas beaucoup d’essais pour tenter la capture. J’estime à deux approches pour ferrer. Pas plus ! Plusieurs posés compromettraient mes chances ! Poisson peut-être, mais pas bête ! Me voici à distance, je lâche la soie et la mouche tombe environ deux mètres en amont. Je la vois descendre en suivant le courant. Je tire la soie de ma main libre pour éviter tout mouvement non naturel. La distance est bonne et la mouche passe au bon endroit !
Rien ! Elle n’est pas montée ! Diable, serait-elle douée d’un sixième sens ? A-t-elle senti la supercherie ? Ma mouche est-elle celle qu’il faut ? Suis-je passé là où la truite monte ? Que de questions en un minimum de temps ! Que de doutes !
Je refouette, recommençant le ballet aérien, cette musique que seules mes oreilles entendent. Allez ! On y croit ! La mouche se repose sur l’eau et commence sa descente ! Mon cœur s’est arrêté de battre, mes yeux sont fixes, tous mes sens en alerte. J’y crois, il faut y croire. Montée, gobage, je ferre ! Piquée ! Elle est piquée ! Le contact est un vrai acte d'amour. Nous sommes soudés comme dans un coït effreiné.
Tout alors se déroule dans le processus habituel de la prise. Elle remonte le courant pour partir je ne sais où ! La belle donne toutes ces forces pour combattre l’inconnu. Elle ne comprend pas ! Moi si ! A droite, à gauche, je la suis en gardant la tension de la soie, en essayant de prévoir ces rushs. Mon front transpire de sueur, de bonheur retrouvé. Je la vois qui se laisse entraîner par le courant, utilisant la force hydraulique pour rompre ce fil qui la maintient. Je descends avec elle, quelques mètres, pour ne pas trop débobiner et garder de la marge.
Je commence par tirer la soie en la laissant courir sur l’eau. Encore quelques mètres pour la voir, pour espérer la prendre. Mes pas sont calmes et assurés. Pas le moment de se retrouver dans l’eau. A deux mètres, mon visage s’illumine d’un large sourire. Elle est belle, trop belle pour moi me dis-je ! Sa robe est celle d’une princesse habillée pour un bal. Quelle merveille ! Je me penche alors, ma courte épuisette dans la main et je cueille la demoiselle, en souplesse. Elle se débat, comme pour échapper une dernière fois à ce monde.
Je me dirige vers ma berge, heureux comme un poisson dans l’eau !
Je la regarde, lui dit mon bonheur de l’avoir vaincue, ma fierté d’avoir compris les leçons de mon père…
Personne n’est là pour admirer sa couleur, ses yeux, ses nageoires. Au moins cinquante six centimètres ! Mes yeux se brouillent par émotion. Je la lève vers le ciel, en offrande à mon père qui doit me voir.
Trop belle pour l’emmener à la casserole ! En plus, je ne meurs pas de faim et ma femme ne court pas après le poisson.
Alors comme un César qui accorde la grâce, je redescends sur le bord de cette eau miraculeuse, et la dépose lentement, comme un doux baiser sur la joue d’une femme. La compagne du matin, encore bien vigoureuse s’enfuit dans le courant, sans avoir encore compris le plaisir qu’elle me procura et la chance d’être tombée sur moi.
Je remonte, récupère ma canne, et m’en vais sous l’arbre, déguster mon pain et saucisson, en rêvant encore aux prochaines prises. Qu’il est doux de se laisser partir vers les nuages, le cœur empli de souvenirs et pour compagne de cet instant, la nature, ma seule maîtresse.

P.B.

quel magnifique recit!!!!

transporte du debut à la fin,j'en est aussi des bons souvenirs mais jamais je ne reussirais à les narrer comme tu l'as fait,un bel hommage à ton pere en meme temps

Vraiment excellent phiphi, tu vas faire des heureux tu sais

Trés beau texte

Salut

Un peu de mal pour te lire, mais c'est un très beau texte qui doit rappeler à beaucoup d'entre nous tant de souvenirs d'une enfance partagée avec un père

J'ai beaucoup aimé et en même temps je me suis remémorer tant de souvenirs d'enfant passés au bord de l'eau avec une gaule toute simple faite en noisetier, bouchon de liège et une épingle recourbée en guise d'hameçon

Merci Philippe

kim

Merci d'avoir lu mon texte avec intérêt, dans lequel se mélangent la nostalgie, la passion, le bonheur et l'espoir.

ben mon s...d !...ça! C'est du beau récit et une belle ode à la PECHE...
chapeau bas monseigneur...

J'avais pô vu, c'est bô

Merci de m'avoir lu !

Je découvre ce texte seulement aujourd'hui.

Après lecture, le principal reproche que mes compétences m'autorisent à formuler concerne des longueurs que sa brièveté aurait pu vous faire éviter ainsi que quelques maladresses. Un exemple pris au hasard et sans chercher : La rumeur de la rivière. Une rumeur est une nouvelle qui se répand dans le public ou un bruit confus de voix. Si, comme je le présume, vous avez utilisé cette locution dans cette dernière acception, c'est à dire dans le sens où il vous semblait que la rivière parlait (sans doute pour vous appeler), cette figure de rhétorique (personnification) n'est pas suffisamment évidente pour un lecteur dont l'attention n'est pas suffisamment affûtée, ou qui manquerait de références littéraires, contrairement à l'utilisation que vous en faites pour la truite que vous comparez à une demoiselle.

Je suspecte également votre écriture d'être perturbée par votre implication personnelle ; ce qui n'est pas rare dans l'élan de l'émotion des récits autobiographiques.

J'ai donc lu votre nouvelle sans déplaisir, mais je mentirais si je vous disais qu'elle m'a conduit à l'orgasme littéraire.

Mais nous ne sommes pas dans un forum à vocation littéraire, et en toute sincérité, je pourrais faire le pari avec la certitude de ne pas perdre qu’un bon nombre des quelque six cents romans qui encombrent les rayons à chaque rentrée littéraire, ne valent pas cet écrit.

Merci de m'avoir lu et d'avoir commenté, ce qui encore mieux !
Je suis poète avant tout et "la rumeur de la rivière" est une métaphore pour indiquer mon amour pour elle, comme pour une femme et c'est un appel sans voix, comme une rumeur dont on ne sait d'où elle peut bien venir.
Conséquence de la poésie que j'aime à écrire !

j'ai pris plaisir à lire ce texte, même si pour moi un enfant de 13 ans ne comprend pas tout (ce qui est logique) mais j'ai adorée. Au plaisir de lire un de tes prochain récit.

Rom.

Pardonnez-moi, je modifiais mon message au moment où vous avez posté le vôtre. Ça arrive parfois.
Effectivement, les nombreuses images et métaphores m'ont laissé supposer que vous pratiquiez la poésie ou que vous devriez le faire.
Tout est bien donc.
Mais pourriez nous proposer quelques vers (sans jeu de mot halieutique) ?

romlepecheur a écrit:

j'ai pris plaisir à lire ce texte, même si pour moi un enfant de 13 ans ne comprend pas tout (ce qui est logique) mais j'ai adorée. Au plaisir de lire un de tes prochain récit.

Rom.

Bien sûr, Rom, sans être hermétique, ce texte en prose rédigé par un poète comporte des subtilités inaccessibles à un jeune de ton âge. C'est tout à fait normal. Et c'est c'est selon moi ce qui en fait un bon récit.
J'ai envie de te dire que la littérature ne se comprend pas elle se ressent. Ce qui ne te dispense surtout pas de suivre assidûment les cours de français et de littérature, au contraire.
L'essentiel étant le plaisir que tu as eu à le lire sans oublier le plaisir de son auteur.
Certains ouvrages se lisent à différents niveaux, et la lecture qu'on en fait lorsqu'on est enfant ou à l'adolescence est bien différente de celle de l'âge adulte, voire celles de différents âges de la vie d'adulte.
Cette différence, voire cette altérité est due à ce que je crois être l'expérience, ou la vieillesse... ou la sagesse.
Si tu ne les as pas déjà lus, je te conseille deux ouvrages qui illustrent parfaitement mes propos. Mais il y en a sûrement d'autres :
- Le Petit prince (Saint-Exupéry)
- Jonhatan Livingston le goéland (Richard Bach)
Curieusement ils sont tous deux écrits par des aviateurs.
Tout compte fait, ce n'est peut-être pas si curieux que ça. C'est peut-être ça la littérature, avoir parfois la tête dans les nuages.
Ce n'est pas notre ami poète-pêcheur qui devrait me démentir.

Voilà, moi aussi, je me suis laissé aller aux élans de la passion.

Oui par contre j'ai bien ressentit les émotions transmise avec je jolie récit.

Rom.

Alors, comme dans son récit, l'auteur à fait mouche !

superbe bravo phiphi